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Alice au pays des clopes

AU-DELÀ DE LA SENSIBILISATION, LE RENFORCEMENT DES COMPÉTENCES PSYCHOSOCIALES DES JEUNES

Tweedle dee: «Achetez mes clopes, ce sont de bonnes clopes. Goût menthol! Goût fruité! Cacao! Il y en a pour tout le monde. Et sans âcreté, s’il vous plaît. La fumée passera dans vos petites bronches bien profondément! Bref, de la cibiche de compèt’!» Tweedle dum: «Non! Ce sont mes clopes les meilleures! Avec ou sans filtre! Classiques, bleues ou rouges! Tabac blond ou brun, de Virginie ou des Carpathes! Excellentes pour la santé! Elles ont été élevées en plein air, Madame! Nourries aux grains, Madame! 100 % naturelles, sans additifs!» Tels sont les mots de la première scène d’Alice au Pays des Clopes, la pièce de théâtre imaginée par une vingtaine d’élèves de l’internat Asty-Moulin à Namur, en collaboration avec le Service Prévention Tabac du FARES, après plus de 6 mois de travail et de réflexion…

En octobre 2015, l’internat Asty-Moulin à Namur sollicite l’antenne wallonne du Service Prévention Tabac du FARES récemment créée afin de mener un travail de fond sur la thématique du tabagisme, pour et avec les 230 internes (issus de technique, général et professionnel) qui y résident.

Le constat que dressent la direction et l’éducateur responsable les interpelle: parmi les jeunes, de plus en plus fument, de plus en plus tôt. À 12 ans déjà pour certains. Beaucoup arrivent non-fumeurs à l’internat mais, dès les premières semaines, par l’influence de leurs pairs, s’initient au tabac. Ceux qui fument déjà ont peu de limites, certains confient même fumer un paquet par jour.

La direction et les éducateurs sont préoccupés par cette situation, d’autant que leurs démarches pour circonscrire le phénomène – notamment l’aménagement d’un fumoir accessible selon certains horaires aux jeunes à partir de quinze ans ayant une autorisation parentale – ont montré leurs limites. S’ils gardent la volonté de ne pas interdire ni de stigmatiser la consommation, conscients du peu d’intérêt de ce type de démarche, en particulier dans un lieu de vie résidentiel, ils s’interrogent par contre sur la manière de sensibiliser leurs jeunes de manière durable mais aussi de pérenniser un projet de prévention au sein de l’établissement sans le concours systématique, année après année, d’un intervenant extérieur.

UN TRAVAIL D’ACCOMPAGNEMENT ET DE CO-CONSTRUCTION

Avant de débuter le travail avec les jeunes, le Service Prévention Tabac du FARES souhaite sensibiliser l’équipe éducative à la problématique du tabagisme et des assuétudes en général ainsi qu’à diverses notions propres à la promotion de la santé.

À cet égard, l’accent est mis sur l’importance de la participation libre des jeunes au processus de prévention et sur l’intérêt de partir de leurs propres représentations et ressources. Ces premiers pas avec l’équipe se font autour du Parcours SansT1, un outil pédagogique conçu pour animer des petits groupes mixtes de fumeurs et non-fumeurs autour de questions, témoignages et informations liés à la consommation de tabac, et ce à partir des expériences, opinions et savoirs de chacun.

Outre le partage de connaissances en matière de tabagisme et de promotion de la santé, l’idée sous-jacente est de permettre aux éducateurs de s’approprier le jeu afin de pouvoir eux-mêmes le réutiliser les années suivantes avec les nouveaux internes, le turn-over étant très important dans l’établissement (de l’ordre de 50% chaque année).

À l’issue de ce travail et après plusieurs réunions de concertation entre le FARES, la direction de l’internat, l’éducateur responsable et les éducateurs-référents, se précise la perspective de permettre aux jeunes d’être pleinement acteurs de la connaissance, de se situer au cœur du processus et de faire l’expérience, à titre personnel, de la mise en œuvre de leurs ressources propres: les compétences psychosociales, dont le recours permet aux participants de s’approprier intimement le savoir tout en prenant conscience de manière concrète des alternatives motivantes, positives et constructives à un comportement ressenti comme problématique. Le groupe de travail confirme son souhait de créer un véritable projet, durable et marquant pour les jeunes.

Ainsi, dans une optique motivationnelle, une liste d’activités créatives susceptibles de plaire aux internes est établie: atelier vidéo, théâtre, slam, musique, jeu de piste, peinture, émission radio et bien d’autres.

Sur cette base, un petit questionnaire est distribué aux 230 jeunes afin qu’ils puissent marquer leur préférence: «Un chouette projet va bientôt démarrer dans ton internat. Pour le mettre en place, on a besoin de ta participation! Peux-tu cocher les activités qu’il te plairait de réaliser avec d’autres internes dans le cadre de ce projet?» Les jeunes peuvent par ailleurs assortir cette liste de leurs propres idées d’ateliers.

La thématique n’y est pas frontalement annoncée afin de ne pas les décourager ou influencer leur choix; il s’agit de donner d’emblée une couleur ludique et interactive au projet et, la thématique, ils devront dès lors la découvrir à partir d’une énigme – une anagramme du FARES. Les jeunes se prennent au jeu, proposent des ateliers supplémentaires, font des recherches sur le net pour résoudre le ‘mystère’ de la thématique… Prometteur…

QUATRE ATELIERS, UN PROJET PORTEUR

Au final, une vingtaine d’internes, de 11 ans à 18 ans, prennent part au projet, soit près de 10% de l’ensemble des jeunes de l’établissement! À l’issue du vote, quatre ateliers remportent le suffrage: le théâtre, la musique et le slam, la vidéo et l’atelier créatif.

Prenant une place centrale dans le projet, l’atelier théâtre sera finalement partiellement fusionné avec l’activité slam et musique. Un petit groupe d’une dizaine de jeunes prend en mains la conception d’une pièce sur le thème du tabagisme, pièce qui inclura donc en cours d’élaboration des passages chantés. En toile de fond, l’atelier vidéo/documentaire. Et, enfin, l’atelier créatif, lequel s’articulera avec la réalisation de la pièce…

Pour se familiariser avec le sujet, le Parcours SansT est à nouveau utilisé. Le FARES co-anime une séance avec les éducateurs auprès des participants de l’atelier vidéo/documentaire, histoire que les jeunes puissent s’approprier les bases théoriques afin de se lancer dans leur reportage. À l’issue de cette animation, une liste de questions d’interview est dressée avec les jeunes. Les échanges sont riches, les jeunes du groupe aux profils très diversifiés (garçons et filles, de 11 ans à 18 ans, fumeurs réguliers et occasionnels, non-fumeurs et ex-fumeurs) partagent leurs expériences, offrent des témoignages très personnels et apprennent beaucoup les uns des autres. Les éducateurs, jouant la carte de l’horizontalité, se livrent eux aussi. Une autre séance Parcours SansT est prise en charge par le personnel éducatif auprès des trois autres groupes.

Les ateliers peuvent véritablement commencer! Ils se dérouleront de manière hebdomadaire, en soirée. Lors d’une réunion de ‘remue-méninges’ entre les jeunes de l’atelier théâtre, le FARES et les éducateurs, l’idée vient à l’une des participantes de s’inspirer des personnages fantasques du célèbre dessin animé de Walt Disney ‘Alice au Pays des Merveilles’. Elle a tout vu et tout lu sur le sujet, à commencer par l’œuvre originale de Lewis Carroll. Le groupe décide d’attribuer un profil de fumeur à chaque personnage.

Absolem, la chenille sera la fumeuse de chicha, dévastée par ses effets ravageurs, révoltée contre le système qui pousse à la consommation et entraîne la dépendance («Vous voyez, pour moi, c’est déjà trop tard. Je suis trop accro (…) Chaque chicha que je fume c’est 52 cigarettes dans le coco. Je ne sais presque plus respirer. (…) Mais, les autres, vous pouvez encore les aider!»); les jumeaux Tweedle dee et Tweedle dum seront deux revendeurs de tabac, cherchant à recruter à tout prix de nouveaux clients; le lièvre et le chapelier fou quant à eux, formeront un couple dont l’un des deux, fumeur passif, a contracté un cancer suite à la consommation incontrôlée de son partenaire («Ah, à propos, j’ai retrouvé ton poumon dans l’escalier tout à l’heure!»); Alice sera une non-fumeuse, fragile face à la pression de tous les personnages qu’elle rencontre et qui la poussent à la consommation, dont le groupe des trois fleurs pour lesquelles seuls les fumeurs sont dignes de considération («Vous savez comment on part d’ici?», «On ne te le dira qu’à une condition, jeune fille… Tire une taffe, et on te montrera le chemin… Qu’elle est pathétique! Regardez–là jouer à la grande fille! C’est qu’il faut être comme nous, les vraies fumeuses, fantastique pour être copine avec les toxiques!»); tandis que la Reine de Cœur symbolisera l’industrie du tabac, avec les cartes à jouer, ses fidèles sujets, consommateurs convaincus et serviables («Mmmh, bien, je détecte une bonne odeur de tabac… Encore une consommatrice qui va m’enrichir et me dédier sa vie….»).

Le groupe rédige ainsi le scénario, crée les personnages, leur invente une histoire, imagine leurs costumes. Dans une perspective de collaboration, d’échange des compétences et de co-construction, le texte fait quelques allers-retours entre le groupe des jeunes et le FARES, ce dernier le relisant et nourrissant les dialogues avec des éléments de contenu propres à la thématique.

Les jeunes de l’atelier théâtre travaillent main dans la main avec ceux de l’atelier créatif, lesquels ont pour mission de réaliser les décors et accessoires. Ainsi, ils sculptent, peignent et découpent tasses géantes pour le thé, cigarettes de la taille d’un être humain, cartes à jouer à l’effigie d’une grande marque de l’industrie du tabac, etc. Enthousiastes face aux idées de leurs congénères, ils se prêtent au jeu et souhaitent même tenir un rôle dans la pièce. Ce phénomène d’émulation touche par ailleurs les jeunes de l’atelier vidéo/documentaire qui, eux aussi, feront finalement partie du casting d’Alice.

L’attention attirée par cet élan créatif collectif, deux jeunes internes passionnées de chant se proposent de rédiger une chanson pour la pièce sur le thème des risques liés au tabagisme pour l’une, et sur l’influence des pairs en matière de consommation pour l’autre. Ces chansons sont intégrées sans difficulté dans le scénario des premiers et voilà leur pièce qui devient, l’espace d’un instant, comédie musicale, le tout sous la lentille attentive de la caméra des jeunes inscrits dans le groupe vidéo.

Ceux-ci sont responsables de la réalisation d’un making-of de la pièce de théâtre, de même que d’un micro-trottoir sur le thème du tabac. Suite au temps de partage et de sensibilisation avec l’équipe du FARES, c’est au cœur de Namur, dans leur famille et dans leur internat qu’ils réalisent ce travail. L’idée sous-jacente est que le projet puisse rayonner dans l’établissement au-delà des quatre groupes de jeunes directement impliqués. D’une part, les participants mobilisent leurs camarades et éducateurs en les interviewant sur la thématique et, d’autre part, le matériel produit pourra être réutilisé les années suivantes, avec d’autres jeunes, pour amorcer d’autres activités sur le thème. La pièce de théâtre est également filmée dans cette optique.

Pendant ce temps-là, les férus de slam2, quant à eux, ont l’opportunité de travailler le thème avec l’ancien champion de Belgique de slam, Théo Eloy aka JakBrol, venu pour l’occasion. Pour les inspirer, l’équipe du FARES de Namur leur propose de visionner ensemble le DVD éducatif ‘Résister à l’industrie du tabac'3 mettant en évidence, comme son nom l’indique, les agissements manipulateurs de Big Tobacco. Un chouette moment de rencontre et de partage pour ces internes, et l’ouverture à une approche critique de la thématique. Là aussi, l’objectif est de mobiliser certaines des compétences psychosociales des jeunes.

D’autres, ne participant pas directement au projet, ont l’occasion, lors de l’une de leurs projections hebdomadaires, de visionner le film grand public ‘Révélations’. Basé sur des faits réels, il relate l’histoire d’un scientifique américains travaillant pour le compte de la compagnie de tabac Brown & Williamson (Russel Crowe) et d’un journaliste d’investigation (Al Pacino). Ils ont fait éclater ensemble l’un des scandales les plus retentissants de l’histoire du tabac en dénonçant comment les plus gros manufacturiers de tabac, qui connaissaient depuis longtemps les effets dévastateurs de leur produit, décidèrent d’en sous-estimer les dangers.

À la fin de l’année scolaire 2016, dans la salle de théâtre du Collège de Saint-Servais, c’est très soudés et quelque peu angoissés que l’ensemble des jeunes investis dans le projet jouent leur représentation parés de leurs plus beaux costumes, chantent des textes de leur cru et présentent le making-of émouvant de tout leur travail.

Leurs efforts sont chaleureusement applaudis par leurs congénères venus pour l’occasion, leur direction, leurs éducateurs et leurs parents. Certains des jeunes présents parmi le public viennent ensuite les trouver pour échanger avec eux et leur faire savoir comme ils ont été interpellés par le contenu de leur travail!

AU-DELÀ DE LA SENSIBILISATION

Après la représentation, des idées d’approfondissement émergent déjà chez les éducateurs porteurs du projet dans l’internat, là où les mêmes ne voyaient pas comment aborder la problématique difficile de la consommation de tabac par les jeunes en début de processus… Ce sont des professionnels fiers de leurs jeunes, satisfaits de l’effort accompli et demandeurs de renouveler ce type d’expérience que nous retrouvons. Mais aussi un groupe de jeunes soudés, fiers de ce qu’ils ont produit et quelque peu frénétiques… Une véritable cohésion est née entre eux.

À la rentrée scolaire 2016-17, le FARES recontacte l’éducateur responsable afin d’évaluer les possibilités d’apporter une suite au projet. Celui-ci témoigne du fait que, dès le premier jour de la rentrée, plusieurs jeunes impliqués l’année précédente sont venus le trouver, très demandeurs de réitérer l’expérience…

Au-delà de la sensibilisation à la problématique du tabagisme, ce projet aura permis de travailler de nombreuses compétences chères à la promotion de la santé et que l’on sait être des facteurs de protection vis-à-vis des assuétudes, telles que la pensée créative et critique, la communication et la coopération (entre jeunes et avec les référents éducatifs), la prise de décision, la gestion du stress et des émotions, l’estime de soi, le sentiment d’efficacité personnelle et bien d’autres encore. Mais aussi, la collaboration avec le FARES a été l’occasion pour l’internat Asty-Moulin de mener plus loin la réflexion sur la gestion du tabagisme et de faire évoluer en son sein les mentalités par rapport à la consommation de tabac.

LE SERVICE PRÉVENTION TABAC DU FARES ET LA PROMOTION DE LA SANTÉ

Créée en 1986, l'équipe du Service Prévention Tabac met depuis 30 ans ses compétences au service des professionnels-relais des secteurs de l’éducation, de la santé et du social. Les actions de coordination, de sensibilisation, de diffusion, de formation et d’animation en matière de prévention et d’aide à la gestion du tabagisme s’inscrivent dans une perspective de promotion de la santé.

Ainsi, le service outille les professionnels de l'éducation, de la santé et du social afin qu'ils puissent intégrer et soutenir des projets de prévention dans leur pratique. Il remplit cette mission par:

  • l'accompagnement dans la mise en place de projets de prévention à destination des jeunes, des adultes-parents et des familles;
  • le développement de savoirs et compétences en matière de promotion de la santé: modules de formation et ateliers découverte;
  • la guidance documentaire dans le choix de livres, articles, brochures, outils et supports pédagogiques du centre de documentation du FARES.

Pour en savoir plus sur le Service Prévention Tabac du FARES: /fr/tabac-nos-activites/
Ou sur ses activités en promotion de la santé : /fr/tabac-jeunes-et-tabac/.

Antenne bruxelloise: rue Haute, entrée 290 - 807A à 1000 Bruxelles. Tél.: 02 518 18 66.
Antenne wallonne: rue Château des Balances 3bis – 5000 Namur. Tél.: 0474 57 17 15.
Ou par courriel: prevention.tabac@fares.be.

 

Carole Feulien et Cédric Migard

Article paru dans la revue Education Santé (www.educationsante.be), et reproduit avec son aimable autorisation.


[1] Pour découvrir l’outil, consultez le site de PIPSa ou celui du FARES pour les dates de formation programmées à ce sujet.

[2] Dans la pratique, le slam est une forme moderne de poésie qui allie écriture, oralité et expression scénique. Art d'expression orale populaire, il se pratique généralement dans des lieux publics, sous forme de scènes ouvertes et de tournois. Les slameurs déclament, lisent, scandent, chantent, jouent des textes de leur cru sur des thèmes libres ou imposés.

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