Écriture au singulier
Chargé de projet au Fares, Cédric Migard est aussi directeur d’Ecrivanture, une asbl qui porte bien son nom : l’écriture est abordée ici comme un voyage vers des terres inconnues. Chacun peut se lancer dans cette expérience singulière qui fait une large place à la fonction poétique du langage, celle qui permet de rencontrer l’inattendu et de dire l’essentiel.
Santé conjuguée : Vous animez depuis une quinzaine d’années des ateliers d’écriture tout public, vous avez mené cette démarche en milieu thérapeutique et vous travaillez aujourd’hui en promotion de la santé. Des expériences variées… Quels en sont les points essentiels, les spécificités ?
Cédric Migard : Certes, les publics sont différents, mais ces expériences reposent sur une même vision de l’écriture. Je propose un cadre propice au travail de l’écriture dite de fiction ou narrative, au-delà du cloisonnement des genres littéraires et en dehors de tout modèle standardisé. Ma démarche vise à soutenir la part singulière que recèle l’écriture de chaque participant, de manière à ce qu’il puisse explorer son approche unique et personnelle du langage.
Qu’entendez-vous lorsque vous parlez de la part singulière du langage ?
A mes yeux, ce serait galvauder l’écriture de la considérer uniquement comme une affaire de salons littéraires, de style et de jolis mots ou comme un simple outil de communication alors qu’elle touche en réalité à un champ de l’expérience humaine tout à fait fondamental et constitutif de notre être au monde. L’être humain est d’emblée dans le langage, il se construit à travers lui. Son nom, son identité, son appartenance à un système, ses goûts et ses valeurs, la manière dont il se lie aux autres et s’en différencie, sa perception, sa lecture du monde, etc. : tout passe par le langage. Et, dès lors, tout passe par le récit. Ne parle-t-on pas d’histoire d’amour, d’histoire familiale, d’histoire personnelle ou, pour définir le passé de nos sociétés, d’Histoire. Par ailleurs, l’espèce humaine est dominée par une recherche de sens, qui passe elle aussi par la nécessité d’une mise en histoire : un des premiers soucis du petit enfant est de savoir « pourquoi… ? ».
Au regard de cela, lorsqu’on se lance dans un processus d’écriture, on peut saisir l’opportunité qui est offerte de faire bouger les lignes. Car si le langage est fondateur, nous ayant donné les repères nécessaires pour appréhender le monde et être à même d’y fonctionner – je le compare à une sorte de gardien et de professeur –, il participe également à une certaine forme de conditionnement. Nous sommes tous enfermés à des degrés divers dans une explication du monde et de notre vie, une catégorisation relativement rigide des choses, une certaine image de soi pouvant pour certains être aussi source de souffrance – le gardien s’est mué en garde. L’aventure de l’écriture de fiction permet alors, par une réappropriation et une mise en mouvement du langage, de sortir de l’enclos, d’aller au plus profond de soi, de se dire soi. C’est avant tout un espace de déconditionnement et de recomposition. On passe du général au singulier et, ce faisant, paradoxalement, on touche souvent à quelque chose d’universel.
J’ai mené pendant dix ans des ateliers hebdomadaires dans un centre de jour accueillant des personnes dépendantes à l’alcool, aux drogues, aux médicaments. Dans ce cadre, il m’est apparu de manière peut-être plus sensible encore que cette recomposition avait une réelle incidence sur les individus d’un point de vue cognitif. Les personnes dépendantes à un produit ont en général une forme de cloisonnement cognitif plus prégnant que celles qui ne présentent pas ce genre de pathologie : difficultés d’anticipation et de mise en perspective, vécu au jour le jour selon une suite de scénarios répétitifs, rapport fragmenté à l’espace et au temps, perte de contrôle de la consommation, oubli, rigidité exacerbée par rapport à l’image qu’elles ont d’elles-mêmes et du monde, difficultés à être acteurs de leur propre vie et dès lors à agir sur leur propre histoire, à trouver du sens. Or, dans le cadre des ateliers d’écriture, j’ai vu des patients qui, recréant des ponts au niveau du langage, parvenaient à retisser du lien au niveau cognitif.
Fondamentalement, l’écriture est un parcours exploratoire. Dans les ateliers tout public, les profils sont très variés en termes de sexe, d’âge, de milieu social et professionnel. Là aussi, l’écriture permet aux gens d’exister en dehors des cloisonnements de la vie sociale, laquelle masque leur singularité et la part commune qui existe entre les êtres humains. C’est un trajet qui fait appel en chacun à l’émotionnel, au sensoriel, à l’imaginaire, à l’indicible… Nous sommes bien plus qu’un personnage social.
L’écriture devient alors une expérience en soi ?
L’écriture déclenche, décale quelque chose chez l’auteur, et chez le lecteur ; elle permet de (re)vivre une expérience, avec toute sa part d’indicible, hors de toute explication rationnelle, de tout jugement ou justification mais en amenant à découvrir la charge réelle des choses.
Différentes parties de soi émergent dans cette aventure : le moi, l’inconscient, la raison, l’émotion, l’imagination. Le passé peut être vécu au temps présent, avec toute sa charge émotionnelle. Cela paraît inadéquat dans la vie courante, surtout dans les sociétés occidentales où dominent le plus souvent la raison, l’idée de maîtrise, une vision prioritairement diachronique des événements, ce qu’on appelle « le réel ». Mais la vérité, c’est que, dans le psychisme, les événements, les émotions du passé continuent à vivre et à jouer sur le présent, sur les projections dans le futur : le réel immédiatement visible n’est que l’une des nombreuses couches de la réalité, comme s’il n’y avait plus un monde dont on connaîtrait chaque recoin, mais bien des mondes.
L’écriture textuelle est un chantier permanent qui rompt avec la tentative d’imiter le réel, et ce, j’y reviens, au profit d’une recomposition, d’une invention singulière qui tend à mettre au monde l’enfoui. Le vrai, jusqu’alors caché, se substitue ainsi au réel. Cela induit bien sûr une sortie des ornières de la littérature conventionnelle, laquelle met le lecteur au second plan et le rend passif. Il s’agit pour celui qui écrit de donner sa chance au texte, à cet espace du texte où chacun peut se positionner, à ce « trou » du texte permettant le passage du parler au dire, du signifié au signe. Primauté du texte, donc, devenant lieu expérientiel tant pour l’auteur que pour le lecteur. Et le moyen de cette « révolution », tellement simple en fait, c’est la mise en scène des mots, par les mots.
Vous évoquiez également une expérience de l’écriture en promotion de la santé…
En effet, il s’agit des démarches entreprises dans le cadre de mes missions au Fares. Je soulignerais d’abord que le langage est essentiel en promotion de la santé. La position classique revient à transmettre de l’information, en espérant que de meilleures connaissances susciteront des changements d’attitude, de modes de vie… une stratégie qui a ses limites : la rationalité seule n’est pas un moteur d’action. Certains intervenants s’attachent à influencer, à persuader, mais ce positionnement, dont l’intérêt est encore moindre, pose en outre des questions éthiques : la promotion de la santé vise-t-elle à soutenir la liberté des citoyens ou à les mettre sous influence ?
« Il se pourrait qu’un jour l’écriture t’entraîne en de telles profondeurs que les vaisseaux du langage éclatent. En la mer intérieure, cette rencontre de mots par lesquels tu puisses pour la première fois respirer à la manière des courants marins. »
- Cédric Migard
A mes yeux, la promotion de la santé, au sens noble du terme, implique que l’on passe d’une posture d’expert à la mise en place d’un espace de dialogue, de co-création, de relation, en partageant les compétences et les connaissances : chaque individu est potentiellement acteur, porteur d’une expertise et d’une expérience. Il s’agit non pas d’être spectateur passif mais d’avoir un rapport actif à la connaissance afin de pouvoir pleinement se l’approprier et en dégager ce qui fait sens pour soi. Toute connaissance est pour partie en dehors de nous, pour partie en nous. En définitive, ces deux dimensions doivent être mobilisées afin que le savoir puisse être complet et efficient.
Durant l’année scolaire 2015-16, l’antenne wallonne du Fares a travaillé avec 230 élèves vivant en internat. La demande de l’institution était d’élaborer un projet autour du tabagisme… thème peu attrayant pour des jeunes, a priori. Pour contourner cet obstacle, nous avons proposé des ateliers créatifs avant même de parler de tabac, et les jeunes ont eu beaucoup d’idées (théâtre, slam, vidéo...). C’est dans un deuxième temps que nous leur avons parlé du thème prévu ; l’aborder dans les ateliers qu’ils avaient choisis était un défi, mais c’est justement cet aspect créatif qui les a motivés. Pour l’atelier d’écriture, il y a eu un brainstorming au départ ; les jeunes ont décidé de décliner le thème à travers une réinterprétation d’Alice au pays des merveilles. L’histoire est devenue celle d’« Alice au pays des clopes » ; la mission d’Alice est de renverser la reine qui représente l’industrie du tabac, et les différents personnages de l’histoire originale sont devenus des profils types de fumeurs. Ensuite les jeunes sont passés à l’écriture, avec des moments individuels, des moments collectifs.
Ce type d’approche privilégie l’apprentissage dynamique par rapport à la transmission d’information pure (ce qui n’empêche pas d’en donner à l’occasion) ; la démarche créative permet de sortir des lieux communs – même pour un thème « bateau » ! –, la narrativité ouvre à la symbolisation, à la métaphore, à l’analogie, à la polysémie, donc à la fonction poétique du langage. L’écriture collective crée des liens, suscite de l’émotion : c’est une expérience personnelle qui s’inscrit de manière plus profonde, plus durable qu’une séance d’information. En fait, ce type de démarche est une excellente manière de développer les compétences psychosociales définies en 1993 par l’OMS et l’Unesco comme « la capacité d’une personne à répondre avec efficacité aux exigences et aux épreuves de la vie quotidienne. C’est l’aptitude d’une personne à maintenir un état de bien-être mental, en adoptant un comportement approprié et positif à l’occasion des relations entretenues avec les autres, sa propre culture et son environnement. » [1] Ces compétences, essentielles et transculturelles, sont étroitement liées à l’estime de soi et aux compétences relationnelles, qui sont les deux faces d’une même pièce : relation à soi et relation aux autres. L’OMS en identifie dix principales, qui vont par paire :
- savoir résoudre les problèmes/Savoir prendre des décisions ;
- avoir une pensée critique/Avoir une pensée créatrice ;
- savoir communiquer efficacement/Etre habile dans les relations interpersonnelles ;
- avoir conscience de soi/Avoir de l’empathie pour les autres ;
- savoir gérer son stress/Savoir gérer ses émotions.
Le soutien de ces compétences est une base de travail reconnue en promotion de la santé, et la mise en projet est en soi une opportunité pour les développer ; le travail d’écriture offre un terrain très propice à cet égard.
Le travail d’écriture tel que vous le concevez est à la fois intéressant pour tout un chacun, et bénéfique dans diverses approches relatives à la santé ?
Oui, car écrire, c’est toujours explorer sa propre humanité. Et le questionnement, l’exploration interviennent aussi lorsque l’on traverse des événements liés à la santé, ou que l’on est amené à réfléchir aux risques sanitaires, à la prévention. Dès lors, et sans tomber dans l’écueil de la pure instrumentalisation, force est de constater que les champs d’application de l’écriture de fiction dans le domaine psychomédico-social et la promotion de la santé sont très nombreux.
POUR EN SAVOIR PLUS SUR L’APPROCHE DE CÉDRIC MIGARD, VOIR SON BLOG : HTTPS://ECRIVANTURE.WORDPRESS.COM/
[1] OMS, Division de la santé mentale et de la prévention des toxicomanies, Life skills education in schools, 1993.